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Chronique d’un shodan annoncé

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Assise en seïza, à genoux en japonais, au bord du tatami, je regarde mes frères d’armes évoluer. J’admire l’élégance de leurs gestes, la rapidité, la fluidité et la précision. Qu’est-ce que je fais là ? Le syndrome de l’imposteur revient. Je ne suis pas à niveau, je vais me rétamer. Je dois reprendre le contrôle de ce mental qui me fait douter. Revenir au corps, au souffle…

Cela fait plus d’un mois que ma vie est rythmée par ce rendez-vous. Au départ, c’était un passage obligé, l’évolution logique dans un parcours. Certainement, mais c’est sans compter la terreur qui me saisit à l’idée d’être confrontée à un jury. N’aurais-je pu avoir ce shodan, premier dan à la F.AAGE, en contrôle continu en cours de formation comme les élèves et étudiants de ces années COVID ? ou à l’ancienneté ? Pour bons et loyaux services rendus à l’école ?  Après tout, j’ai été régulière et impliquée !! Tout sauf cet examen…

Puis, il y a eu cette étincelle, ce moment de grâce que l’on n’attend pas, et qui change la vision des choses. Le rapport mental à l’épreuve devient une nécessité corporelle. Pour moi, cela s’est passé lorsque ma partenaire, Caroline, m’a fait essayer son hakama, sorte de grande jupe culotte que l’on porte au-dessus du dogi dès que l’on est shodan. L’idée était de connaitre la taille de celui que je devrais prendre. À peine enfilé, c’était une évidence, c’est le moment pour moi de vivre l’expérience du shodan. C’est aussi accepter d’avancer dans la pratique et de l’assumer.

Dès cet instant, l’ascenseur émotionnel redouble : la joie de progresser, la peur de ne pas y arriver, d’avoir tout oublié, d’être sidérée et de ne pouvoir réaliser quoi que ce soit. La volonté d’être irréprochable, d’être à la hauteur. Tout est sujet, ces pensées m’obsèdent. Pour faire baisser la pression, j’en parle, j’en parle, j’en parle. À qui ne l’ais-je pas dit ? Ma famille, mes amis, mes collègues… Qu’ils me pardonnent si je les ai saoulés !

Le shodan, c’est un nouveau statut dans le dojo puisqu’on porte le Hakama, signe extérieur et intérieur, d’un chemin parcouru. Il faut donc se le procurer. Attention à la composition du tissu, la couleur, la taille. Pour moi, ce sera un bleu marine avec 35 % de polyester, moins lourd et plus facile à plier, taille 27.

Ensuite, il y a le OBI, cette ceinture qui se glisse sous le Hakama, seule coquetterie de cet équipement ! Chacun a le choix, la fabriquer soi-même ou l’acheter. Compte tenu de mes talents de couturière, j’opte pour la deuxième solution. Virée à Paris pour le choix du OBI, validation auprès de mon fils dont je sais le goût sûr, « un peu girly, mais très joli, prends-le ». 

Shodan en immersion

Nous y sommes, le 12 décembre 2021. Il est 13 h 20. Appel pour le passage de grade. Je me dirige, avec cinq autres aikiryukas à la gauche du Shomen, littéralement « ce qui il y a devant », je suis touchée par l’attention portée à l’Ikebana, c’est un mélange très réussi d’orchidée et de bambou. Les Ukés, ceux qui seront nos partenaires pendant la pratique, nous font face. Les Senseï, examinateurs sont dos au Shomen. Des pratiquants sont venus nous soutenir. Ils sont en tenue, face au Shomen.

Nous passons nos grades en fonction de celui présenté et notre âge, je suis donc la dernière Shodan avant les trois « anciens », qui en réalité sont plus jeunes que moi, ce terme symbolise leur niveau de pratique. Ils se présentent au Nidan, 2ème Dan.

Comme je l’avais imaginé, j’aime regarder le passage de mes frères d’armes. Je révise mes techniques en les observant, j’admire leur aisance et leur fluidité. C’est très gratifiant d’être avec eux.

Puis vient mon tour, le stress du début de journée m’a quitté, je me crois sereine. Je me présente à l’examinateur. « Suwari Waza ». C’est une pratique à genoux ou l’on enchaine les techniques, dans un délai imparti. Je m’élance, mon uké est très présent, il est facilitant, il m’accompagne. Je réalise les 4 techniques en omoté, en avant et ura,  en arrière. Au lieu de continuer jusqu’à ce qu’on me demande de stopper, j’arrête à la fin de la première série. Je n’ai plus de souffle, je suis incapable d’aller plus loin. J’ai dû tout faire en apnée ! Il m’a fallu moins d’une minute pour atteindre ce black-out, je sens que je perds le contrôle. J’étais pourtant sûre de pouvoir tenir. Je me suis conditionnée en me disant, 30 minutes, c’est gérable, ça va le faire.

C’est impossible pour moi de faire le moindre geste, je peine à retrouver mon souffle et là, les larmes montent. Je sens que je m’écroule : terminé Isabelle, rentre chez toi ! 

Il m’arrive ce que je craignais le plus.

Mais c’est un passage de grade dans une école d’art martial dont les valeurs sont l’accueil, la bienveillance et le non-jugement. Alors, Henry Jaques Senseï, mon examinateur, accueille ma difficulté et me guide « tu prends Kokyu et dans la technique, tu retrouves ton souffle ». Je me raccroche à ses consignes et m’exécute. A cet instant, les larmes deviennent sanglots, des sanglots bruyants et incontrôlables, j’ai le sentiment de me donner en spectacle, au secours ! 

Le secours vient des Ukés qui se succèdent auprès de moi. Ils sont doux, ils me soutiennent, ils sont des plumes et en même temps leur ancrage m’apaise. Sur kokyu nage, c’est toujours une technique à genoux où l’on doit projeter les Ukés avec plusieurs techniques dans différentes directions, l’énergie revient. Je prends plaisir,  mes partenaires volent littéralement. 

Puis vient le temps des pratiques debout. Je ne m’en souviens plus vraiment, le choc émotionnel étant passé, j’essaie de faire au mieux. Je dois annoncer une saisie particulière à l’Uké. J’ai juste ce souvenir d’avoir demandé comme saisie à Lyse, un geiko men uchi, rire qui naît sur le tatami. Les initiés apprécieront ! 

Le passage de grade est, pour moi comme pour tous ceux qui s’y sont présentés, un passage initiatique. Chacun vient se confronter à lui-même. Pour moi, ça a été la gestion de mes émotions, pour d’autres la puissance, la volonté de perfection… C’est en cela qu’il est intéressant. Au-delà des techniques que l’on prépare pour ce passage, c’est une évolution intérieure qui s’opère, nous voyons le chemin parcouru, là où nous en sommes et la voie qui reste devant nous. Je repense aux mots, prêtés à Matthieu Ricard « la véritable liberté exige de s’affranchir de la dictature de l’ego et de son cortège d’émotions ». Je dois être qu’au début du chemin !

Épilogue. Je suis à nouveau face au Senseï, il me fait un bref retour sur mon passage, restituant mes points d’ancrage et ceux que j’ai à améliorer. Je ne me souviens plus vraiment de ce qu’il m’a dit si ce n’est,  que c’est un vrai passage de shodan, faisant référence à mon tsunami d’émotions ! Puis il annonce SHODAN. C’est irréel ! Non, c’est bien réel ! Encore des émotions, celles-ci sont de joie.

Ce soir, je suis une médaillée olympique.

Ce soir, je suis une actrice récompensée d’un césar,*

Ce soir, je suis une élue qui fête sa victoire.

CE SOIR, JE SUIS SHODAN . 

*Je ne résiste pas au discours de remerciements, à la façon cérémonie des césars :

 « Je suis très émue ce soir, de recevoir ce Shodan, il vient récompenser un investissement personnel, une ténacité. Mais au-delà de ma petite personne, je tiens à remercier très chaleureusement, car rien n’aurait été possible, si je n’avais pas rencontré sur ma route, Isabelle Abelé-Dubouloz Senseï. 

Merci à toi, Isabelle, de ta patience, de ta pédagogie, de m’avoir amenée là où je suis aujourd’hui, d’avoir lu dans mes doutes, mes bougonnements mon envie d’avancer, d’avoir accueilli mes limites et permis de les dépasser. Je remercie également les autres senseïs rencontrés lors des cycles Henry Jaques Senseï, Anne-Hélène Rigogne Senseï, mais également Jean Ramond Senseï, Hervé Antoine Senseï, David Fusco-Vigné Senseï, Serge Michalowicz Senseï, Alain Chapon Senseï…


Je remercie également tous mes partenaires du dojo d’Inochi, avec lesquels c’est un plaisir de travailler toutes les semaines, j’ai également une pensée pour mes camarades des cycles, et notamment des Mudansha avec lesquels je chemine depuis plusieurs années.


Enfin, je remercie ma famille pour son soutien indéfectible. Je remercie l’académie des césars, oups pardon, la F.AAGE, pour nous offrir cet écrin où l’on peut trouver chacun notre rythme de progression et d’évolution.
 »  Ça le fait, non ?

I.L-M

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